Dans le cadre du séminaire de fin de cycle traitant de l’approche culturelle et linguistique du chien dans les langues romanes, j’ai choisi d’aborder la figure du chien dans la culture rwandaise. Le Rwanda est un pays que je connais bien car j’y ai vécu durant trois années. De plus, aussi loin que mes souvenirs puissent me porter, j’ai toujours eu une attirance particulière pour l’Afrique en général.
Le Rwanda est un pays qui fait partie de l’Espace francophone et qui utilise cette langue au sein de ses échanges. Le chien est un animal fortement controversé dans ce pays, à la suite des divers événements de 1994 et d’une certaine aversion envers le chien, généralisée en Afrique. Cela se traduit dans les expressions idiomatiques et dans la façon de appréhender cet animal dans les manifestations culturelles.
Durant mon expatriation, je suis partie avec mon chien car il n’était pas imaginable que je le laisse en Belgique. J’ai pu observer divers comportements des Rwandais à son encontre. Certains pensaient qu’il s’agissait d’une sorte de lion, les uns étaient horrifiés, les autres admiratifs. Enfin, j’ai également pu observer qu’une réhabilitation de cet animal était en cours. Par ce travail, j’ai souhaité faire le point concernant le statut du chien dans la culture rwandaise et ses manifestations dans la langue.
1. Le Rwanda : bref point géographique et démographique
Petit pays des grands lacs, l’écrivain franco-rwandais Gaël Faye ne pouvait pas mieux décrire son pays d’origine. Enclavé par l’Ouganda au nord, la République démocratique du Congo à l’ouest, le Kenya et la Tanzanie à l’est et le Burundi au sud, le Rwanda possède de nombreux voisins.
Ce pays d’Afrique Centrale, situé au sud de l’Équateur entre 1°04’ et 2°51 de latitude sud et entre 28053 et 30053 de longitude est, toutefois, considéré comme faisant partie de l’Afrique de l’Est. Par ailleurs il fait partie de la zone de l’East African Visa qui permet aux voyageurs de se déplacer sous le même visa entre le Rwanda, l’Ouganda et le Kenya.
Petit pays, il l’est par sa superficie de 26 338 km2, à savoir une superficie similaire à celle de la Belgique, qui compte 30 688 km2.
Des grands lacs, certainement, ne serait-ce que par le lac Kivu qui fait partie des Grands Lacs d’Afrique (Lugan, 1997). Surplombant les terres à une altitude de 1460 m entre les terres volcaniques du Rwanda et de la République démocratique du Congo, les eaux du Kivu se répartissent sur 2700 km2 et ont une profondeur pouvant aller jusqu’à 485 mètres. Si le lac semble paisible en surface, il est en réalité dangereux car il contient une grande quantité de méthane et autres gaz à effets de serre qui pourraient s’échapper de ce dernier lors d’un tremblement de terre (Lecrenier, 2012). Le lac Kivu, même s’il ne comporte pas une biomasse très élaborée, est considéré comme un lac nourricier au Rwanda. Selon la légende, une reine tutsie s’ennuyait dans son palais, son époux l’ayant laissée seule pour faire la guerre. Afin de se divertir, elle fit appeler un serviteur twa afin de lui donner du plaisir. Ce dernier ayant été très efficace, la reine se laissa aller à une éjaculation féminine qui donna naissance au Lac Kivu (Jourdan 2017). Si le lac Kivu est le plus renommé, le Rwanda possède au total 28 lacs, dont le lac Ruhando ou le lac Muhazi, qui sont très fréquentés d’un point de vue touristique.
Une autre manière de désigner couramment ce petit pays des grands lacs est le pays aux milles collines. En effet, le relevé topographique du Rwanda comporte de nombreux reliefs. À vrai dire, dans ce pays, soit on se trouve au pied d’une colline, soit on se trouve au sommet de l’une d’elles. Au nord, le Rwanda comporte une chaine volcanique dont les sommets culminent à 3 500 mètres, à l’est des marais où on trouvera le Parc National de l’Akagera, à l’ouest le massif de la forêt de Nyungwe, l’une des dernières forêts primaires au monde, où le Nil trouve par ailleurs sa source, et à l’ouest par le lac Kivu et sa chaine volcanique (Topographic, s. d.).
Le Rwanda est donc un petit pays enclavé qui présente une topographie en relief, rythmée par les collines et les volcans. De nombreux lacs ponctuent le paysage vert des bananiers et ocre de la terre. Le climat y est très doux, le Rwanda est également nommé le pays du printemps perpétuel (Lugan, 1997).
Dans les légendes, il est aussi dit du Rwanda que c’est le pays de villégiature de Dieu quand il part en vacances. Le pays vit au diapason avec les saisons des pluies et les saisons sèches, ce qui permet une totale communion avec la nature. Néanmoins, il subit une forte pression démographique. En effet, il compte 13,78 millions d’habitants, ce qui représente 400 habitants au kilomètre carré – alors que toutes les zones ne sont pas habitables, notamment les 2 700 km2 du lac Kivu. Du fait de la pression démographique, les ressources alimentaires sont menacées et de plus en plus de territoires sont défrichés afin d’être dédiés à la culture. D’année en année, le nombre de naissances augmente, et c’est pour cette raison que le Rwanda est contraint de réaliser des accords d’échanges commerciaux peu avantageux avec d’autres pays afin de nourrir sa population.
Enfin, le pays compte trois ethnies différentes, les Twas, les Hutus et les Tutsis. Il est impossible d’avoir des données concernant ces ethnies depuis les événements de 1994. Depuis lors il est en effet interdit de parler des ethnies rwandaises et celles-ci ne sont plus répertoriées.
2. L’histoire du Rwanda en moments-clés
Avant d’aborder le génocide de 1994, il est très important de faire le point concernant l’histoire de ce pays et la complexité de cette histoire. En effet, le génocide de 1994 est la conséquence de conflits socio-historiques qu’il faut comprendre si on veut bien en saisir tous les tenants et aboutissants.
Préhistoire
Les archéologues ont retrouvé des traces d’Humanité sur le sol rwandais qui indiquent une sédentarisation vers -1000 av. J.-C. Des poteries, des armes en fer, des bijoux et autres accessoires de cuisine ont été remis à la lumière du jour.
Protohistoire et pré-colonialisme
Les premières données recensées concernant l’histoire du Rwanda remontent au XIe siècle. Il est avéré que le premier peuple à avoir élu domicile sur ses terres est le peuple pygmée twa. Par la suite, les Twas ont été largement conquis et soumis par le peuple hutu au XIe siècle, en même temps que le peuple tutsi.
Le premier roi rwandais connu est le roi Gihanga, roi hutu du Rwanda vers 1091. L’ensemble de la population a alors comme langue commune le kinyarwanda. Un système se rapprochant du modèle féodal est à l’époque d’application dans le pays. Il repose sur une vingtaine de clans confédérés : des éleveurs, en majorité les Tutsis ; des agriculteurs, principalement les Hutus, clans majoritaires ; et des artisans, surtout des Twas. Ils constituaient un système patriarcal, désignant un chef, le mwami, responsable de la vie quotidienne de son peuple. C’est lui qui devait fluidifier les relations avec les autres clans, réguler les mariages, gérer les conflits, valider le passage de caste par les mariages mixtes entre les clans.
Au fur et à mesure des siècles, les clans tutsis, par des accords et des échanges concernant les terres et les troupeaux, des conquêtes et des assimilations, sont devenus de plus en plus importants. Ils s’imposent ainsi non pas en terme démographique, mais en terme de pouvoir, tant et si bien qu’au XVIIIe siècle, c’est un Tutsi, Nyiginya, qui est devenu le roi du pays.
De 1853 à 1895, c’est un autre roi tutsi, Rwabugiri, qui étendra le pays au nord et à l’ouest. Son règne a été le plus sanglant de tous, de nombreuses conquêtes ne se sont pas passées sans heurts. Il a également mis en place de nombreuses réformes administratives afin d’asservir les Hutus au service des Tutsis. Par exemple, afin d’avoir accès à leurs terres confisquées jadis par les Tutsis, les Hutus devaient exercer du travail forcé avant de s’en prétendre propriétaires à nouveau. Ce clivage social creuse inexorablement les inégalités entre les deux clans, ce qui contribue à bouter le feu à la guerre des différences. Rwabugiri est un roi important au Rwanda car il a non seulement contribué d’une certaine manière à faire naître l’animosité entre les ethnies locales, mais c’est également le dernier roi des Rwandais avant l’époque coloniale.
La période coloniale
En 1885, lors de la Conférence de Berlin, qui avait pour objectif de régler pacifiquement les litiges nés de la colonisation de l’Afrique et a débouché sur le partage de celle-ci, le Rwanda a été attribué dans un premier temps à l’Allemagne.
La possession allemande n’aura été que de courte durée. À l’issue de la Première Guerre Mondiale, lors de la liquidation de l’Empire colonial allemand, le Rwanda passe sous administration de la Belgique. Les deux colonisateurs successifs adoptent toutefois une posture similaire à l’égard de leur colonie rwandaise.
Les colons, tant allemands que belges, ne se retrouvent pas dans le système politique rwandais, un système complexe basé sur des centaines d’années d’histoire pour lesquelles ils n’ont finalement que très peu d’intérêt. D’un revers de la main, ils balaient tout ce qui a été construit par le peuple rwandais et décident de classer les Rwandais selon des critères surtout physiques. Pour les colons, les Tutsis sont supérieurs ; ils les estiment minces, grands, beaux et intelligents ; les Hutus, plus petits, plus massifs, sont considérés comme inférieurs et plus aptes à la rudesse du travail physique, de mêmes que les Twas, petits et râblés. Dès lors, ces différences se font ressentir dans la manière dont les colons appréhendent les tâches à assigner. Le travail le plus harassant est confié aux Hutus ; les tâches intellectuelles et valorisantes, aux Tutsis. Ces derniers auront également des avantages tels que l’accès à des soins de santé ou l’enseignement, ce qui sera tout simplement refusé aux Hutus et aux Twas.
C'est ainsi que l’administration coloniale se construit sur l’administration tutsie, négligeant totalement les chefs de clans hutus. Durant les années qui suivent, les différences de traitement entre les Tutsis et les Hutus s’accusent, la colère gronde. En 1957, les Hutus font paraitre un manifeste, le Manifeste des Bahutus, qui servira à dénoncer l’asservissement dont ils sont victimes. En parallèle, les Tutsis réclament l’indépendance et font pression sur les colons belges. Pour contrer les revendications d’indépendance des Tustis, les colonisateurs belges cherchent à s’allier aux Hutus. C’est cette alliance qui débouche en 1959 sur la Révolution rwandaise, période de violence qui fera passer le pays d’une monarchie tutsie sous tutelle coloniale à une république indépendante dirigée par les Hutus avec le soutien colonial. Cette révolution, dont les victimes sont innombrables, est considérée comme le premier coup de semonce du génocide qui aura lieu environ trente ans plus tard. Lors de ce coup d’état, plus de 300 000 Tutsis ont dû s’exiler dans les pays voisins.
En 1961, les Belges décident de quitter le Rwanda, l’indépendance est déclarée et le premier président hutu, Kayibanda, prend le pouvoir. De nouvelles vagues de haine instrumentalisées à des desseins politiques s’abattent sur les Tutsis. Par un énième coup d’État, le général Habyarimana prend le pouvoir et fonde un parti politique, le Mouvement révolutionnaire national pour le Développement (MRND). C’est ici que la France rentre en jeu car la même année, le président Giscard d’Estaing signe un traité permettant la livraison d’armes vers le Rwanda, les armes qui seront utilisées durant le génocide de 1994. Par la suite, Habyarimana impose sa force et sa fureur en éliminant les autres partis et en s’imposant comme chef d’un parti unique. Il impose une répression cruelle des Tutsis et asservit totalement les Rwandais qui iraient à l’encontre de sa pensée.
Dans les pays voisins, le Front patriotique rwandais (FPR) est créé) avec Paul Kagame au pouvoir, le président actuel du Rwanda, réélu à chaque élection. De nombreux affrontements ont lieux entre Tutsis et Hutus, entre FPR et MRND entre 1988 et 1994, le Rwanda est en pleine guerre civile. Le MRND utilise les armes fournies par la France ainsi que des soldats français pour contrer l’armée du FPR. Le gouvernement français, alors dirigé par Mitterand, est informé des agissements au Rwanda et de la possibilité grandissante d’un génocide et, pourtant, rien ne sera fait pour empêcher le drame mondial qui aura lieu.
3. Démographie et langues
Le Rwanda est un pays qui connaît une forte densité démographique. Il compte en effet plus de 13 millions d’habitants. On a certes constaté une chute vertigineuse de la population en 1994 et peu après, suivie toutefois d’une période de forte natalité avec le retour de la paix, pour ensuite se stabiliser (Perspective Monde, 2024). Il s’ensuit que le Rwanda est un pays jeune, l’âge moyen est de 22 ans.
Ce pays compte quatre langues officielles : le kinyarwanda, le kiswahili, l’anglais et le français.
Le kinyarwanda est la langue endogène du Rwanda et elle est la langue maternelle de la presque totalité de la population avec ses 99 % de locuteurs. C’est aussi l’une des langues administratives du Rwanda. Elle est classée parmi les langues bantoues, c’est-à-dire qu’elle fait partie du regroupement des langues parlées en Afrique centrale.
Le kiswahili est une langue largement parlée en Afrique de l’Est et en Afrique centrale. Elle peut être considérée comme la langue véhiculaire de cette partie du globe car elle est largement utilisée par les locuteurs de langues différentes pour communiquer lors d’échanges commerciaux ou de moments de socialisation divers. Si le swahili est une langue africaine, elle n’est que la quatrième langue la plus parlée au Rwanda (Faivre Le Cadre, 2024).
L’anglais est une langue relativement connue par la population, surtout la plus jeune. Elle aussi est une langue véhiculaire, surtout utilisée pour communiquer avec des locuteurs originaires d’outre Afrique centrale. Néanmoins, elle reste en troisième position, après le français. Si l’anglais est une des langues administratives et véhiculaires du Rwanda, elle est actuellement en perte de vitesse face à la langue de Molière. Après le génocide de 1994 et l’implication de la France, le président Kagame avait décidé de supprimer le français de la liste des langues officielles du pays. Pourtant, durant de nombreuses années, après l’attribution du pays à la Belgique dans les années 20, cette langue faisait partie du paysage linguistique du Rwandais moyen. C’était la langue officielle, la langue administrative, la langue d’enseignement. Même si l’amertume était fortement présente dans l’esprit collectif rwandais, le français avait semé des graines et avait donné naissance à une véritable forêt linguistique. En 2003, le français a réintégré les langues officielles rwandaises, sans jamais avoir totalement disparu officieusement. Pour les jeunes Rwandais, le français est une langue de prestige tout en étant leur madeleine de Proust. Effet, c’est la langue du passé, la langue des grands-parents. Après une importante perte de vitesse de l’expansion de la langue française, elle commence de nouveau à avoir le vent en poupe. Les parents préfèrent que leurs enfants l’apprennent en premier à l’école car elle a la réputation d’être plus difficile d’apprentissage que l’anglais. De plus, nombreux sont les parents qui envisagent pour leurs enfants des études supérieures à l’étranger, le français étant donc un investissement sur le long terme. Ce retour progressif au français marque également une page qui se tourne dans l’Histoire rwandaise. Après le génocide est venu le temps du pardon entre les Rwandais, mais également envers le reste du monde. Réintroduire le français est donc, d’une certaine manière, le moyen d’avancer pour tout un peuple (Depois, 2024).
4. Le génocide de 1994
Durant la nuit du 6 avril 1994, l’avion transportant le président Habyarimana et d’autres personnalités politiques est abattu par le FPR. La constitution aurait voulu que ce soit Agathe Uwilingiyimana qui prenne sa place, mais celle-ci sera également assassinée par le FPR, ainsi que les dix soldats belges attachés à sa protection. À la suite de ces évènements, un gouvernement intérimaire est mis en place et commence à donner les ordres afin d’assassiner sans distinction ni sommation tous les Tutsis du pays. Les Belges et les Français envoient des troupes afin d’évacuer leurs ressortissants, mais ils ont l’interdiction de défendre les Tutsis (Lugan, 1997).
Durant cent jours, plus d’un millions de personnes, femmes, enfants, bébés, jeunes et vieillards sans discernement, seront massacrées. En juin, la France lance l’opération Turquoise et envoie des troupes en soutien au FPR. Le 4 juillet, le FPR remporte une bataille décisive à Kigali, les Hutus génocidaires s’exilent en masse dans les pays voisins. Le 19 juillet 1994, un nouveau gouvernement est mis en place avec Paul Kagame au pouvoir. Après 1994, s’ensuivront de nombreux procès afin d’emprisonner les génocidaires ayant joué un rôle important ou non dans le génocide. Encore aujourd’hui, dans chaque poste de police et dans chaque poste frontière, des affiches sont placardées afin de rappeler qu’ils sont toujours recherchés.
Il est possible de visiter à Kigali le Mémorial du Génocide qui permet d’en apprendre plus, sans filtres, et surtout de rendre hommage. Régulièrement, de nouveaux charniers sont mis à jour ; de nombreuses personnes n’ont jamais su ce qui était arrivé à certains membres de leurs familles, voire à toute leur famille.
En 2024, cela fera trente ans que le génocide a eu lieu. Les Rwandais se souviennent de cette période qu’ils appellent Kwibuka, ‘souvenir’ en kinyarwanda. De nombreuses manifestations sont organisées en ville, dans les écoles, les églises et au stade Amahoro, à Kigali, sous le regard du président. Pendant 100 jours, chaque Rwandais est invité à allumer une bougie durant cent jours afin de porter hommage aux défunts qui hantent encore les esprits et les souvenirs.
5. Le chien dans la vie quotidienne rwandaise
Ce long détour par l’histoire rwandaise nous a semblé indispensable pour pouvoir bien appréhender le statut du chien dans la culture et la société rwandaises.
Le chien, imbwa en kinyarwanda, n’a pas une place prépondérante dans le cœur des Rwandais. Très peu de documentation est disponible pour y retracer son histoire et c’est pour cette raison que je me suis basée sur les liens que j’ai tissés sur place, en réalisant une enquête auprès de certains collègues retraités rencontrés à l’École Belge de Kigali en 2017 ainsi que des Rwandais que j’ai côtoyés. Ces derniers vivent depuis l’enfance dans ce pays et sont une source précieuse d’information sur la vie post-coloniale. Dans leurs témoignages, ils m’ont livré leurs points de vue sur le chien au Rwanda depuis leurs souvenirs d’enfance des années 70.
Selon les personnes interrogées, depuis les années 60 jusqu’au moment génocide, le chien était surtout utilisé par les expatriés et les locaux à des fins de protection. À cette époque, la population animale sauvage du Rwanda était bien plus dense qu’à l’heure actuelle. Il n’était pas rare de tomber nez à nez avec un léopard lors d’une promenade sur ses terres. Le chien était donc un bon moyen de prévenir du danger et de se défendre.
Le chien était utilisé pour la défense de la personne, mais également pour celle de ses biens. Il y a au Rwanda énormément d’élevages, surtout de vaches et de chèvres. Perdre du bétail est un énorme manque à gagner, mieux vaut donc s’en préserver par la présence canine.
Néanmoins, malgré ces nombreux services rendus, le chien n’avait pas le droit de rentrer dans le domicile. Le chien restait à l’extérieur, au mieux dans une niche, et pouvait prétendre avoir une ration alimentaire si le mérite lui revenait. Bien évidemment, il y avait des exceptions, certains chiens avaient droit à plus de considération par les Rwandais, largement influencés par les expatriés européens.
Après 1994, la situation bascule toutefois. De nombreux chiens sont vus en train de dévorer des cadavres, des chiens devenus errants à la suite du décès de leurs maitres, et donc contraints de les manger afin de survivre. Certains chiens sont également utilisés par les Hutus pour traquer et tuer les Tutsis. L’image du chien en sort grandement ternie, même si certains témoignages rapportent que des Tutsis ont été sauvés par leurs chiens qui se sont interposés durant les attaques.
L’image que les Rwandais se font du chien est ambiguë. En majeure partie, les Rwandais ont peur des chiens ou éprouvent devant eux une réelle aversion. Pourtant, la situation tend à redevenir plus favorable au chien. De nombreux cabinets vétérinaires ouvrent leurs portes, ce qui était nécessaire étant donné que la rage sévit encore dans le pays et que 99 % des décès dus à cette maladie surviennent chez des personnes contaminée par un chien. De nombreux éleveurs canins se lancent dans l’aventure canine en élevant des basenji, une race de chiens originaire du Rwanda et du Congo (Woopets, 2024).
On peut également trouver quelques clubs canins à Kigali ainsi que quelques magasins animaliers proposant des produits de qualité. Enfin, l’association Wag (Welfare for Animals Guild Rwanda), une association sans but lucratif du Rwanda qui s’occupe de sauver des chiens maltraités et/ou errants afin de les replacer dans des familles.
On peut observer également que la police rwandaise utilise régulièrement des bergers allemands à des fins de répression du trafic de la drogue. De nombreux chiots sont éduqués et élevés par la police rwandaise afin d’en faire des chiens anti-drogue. Chaque bagage est fouillé par leurs soins à l’aéroport et ils font régulièrement des rondes dans la capitale. Par ailleurs, le Rwanda a été le premier pays à utiliser le chien dans le cadre de la pandémie de COVID 19, pour la détection de la maladie. Dans ce petit pays où il est d’usage d’utiliser toutes les ressources disponibles pour trouver des solutions aux problèmes locaux, il allait de soi que le chien devait regagner des lettres de noblesse dans cette aventure.
Il demeure que le Rwanda compte de nombreux chiens errants. Ces derniers s’organisent en meutes et agressent les passants. Pour cette raison, une fourrière a été mise en place ces dernières années et les propriétaires de chiens sont dans l’obligation de déclarer et d’identifier leur chien s’ils désirent leur éviter un funeste destin.
Certains faits divers prennent un caractère plus surprenant. À la suite d’accords commerciaux entre le Rwanda et la Chine, de nombreux travailleurs chinois ont fait leur entrée dans le pays pour construire notamment des routes. Selon le journal indépendant Igihe (2024), ces travailleurs consommeraient une grande quantité de viande de chien, alors que c’est formellement interdit au Rwanda (cela ne fait d’ailleurs pas partie des habitudes culinaires rwandaises). Les travailleurs chinois auraient l’ordre, selon ce journal, de brûler les déchets alimentaires et l’interdiction de les mélanger avec les autres déchets. Accord diplomatique ? Peur d’une contamination d’ordre infectieuse ? Rien n’est sûr, mais il est certain que ce comportement a tendance à choquer les Rwandais. C’est peut être le signe que les Rwandais conservent un lien affectif avec les chiens.
De nombreuses tensions sont encore présentes au Rwanda entre les Hutus et les Tutsis. Même s’il s’agit d’un secret de Polichinelle, il est très mal vu d’en parler. Néanmoins, de temps à autre, un évènement surgit et fait les choux gras de la presse, comme l’incident à la télévision rwandaise de l’été 2023. Le journal Écho d’Afrique nous apprend qu’une participante à un jeu télévisé rwandais a déclaré que les Hutus qui avaient été au service des Tutsis durant une partie de leur histoire avaient été des chiens à leur service, insinuant qu’ils n’étaient que des bêtes et ne possèdent aucune qualité humaine. De tels propos, inquiétants quand on les replace dans le contexte du passé récent du pays, nous montrent la persistance l’image négative du chien au Rwanda, l’image d’un être vivant d’une sous-catégorie.
Le Rwanda, comme de nombreux pays d’Afrique, est également un pays de superstitions. Une croyance veut qu’aucune personne ne vienne adresser la parole à un nouveau maitre ou à son nouveau chien entre le trajet qui sépare la maison de naissance du chien et son nouveau foyer. Une autre croyance qui est partagée sur son blog par Scholastique Mukasonga (2024), qui a remporté le prix Renaudot en 2012 pour Notre-Dame du Nil, est dans le fait de donner à un enfant nouveau-né au sein d’une fratrie ayant connu beaucoup de décès un surnom renvoyant à un chien. L’enfant ainsi appelé d’un sobriquet canin fera fuir la mort qui le considèrera comme impur.
6. Les expressions locales
Beaucoup d’expressions rwandaises reflètent la mauvaise réputation du chien, au mieux le dédain qu’il suscite.
Au masculin, le chien évoque souvent la dureté, l’opportunisme, et l’imprévisibilité. Au féminin, il évoquera des femmes de petites vertus. Mais si être comparé à un chien est une insulte très grave au Rwanda, ce ne l’est pas autant qu’être comparé au cafard, inyenzi, un mot qui était régulièrement utilisé contre les Tutsis et qui est maintenant considéré comme particulièrement injurieux.
Les diverses expressions locales qui suivent sont utilisées quotidiennement par les Rwandais, comme il ressort de l’enquête que j’ai menée. Les Rwandais les disent donc en kinyarwanda mais les traduisent littéralement quand ils parlent en français.
Izuba riramena imbwa agahanga
La traduction littérale de Izuba riramena imbwa agahanga est ‘Le soleil casse la tête du chien’.
Dans ce pays où la haute saison sèche, qui a lieu durant la période de juillet à septembre, peut vraiment donner lieu à la présence d’un soleil puissant, cette expression est utilisée pour dire que le soleil est tellement violent qu’il parvient même à blesser le chien, réputé au Rwanda comme étant résistant, et censé ne pas être affaibli par le soleil.
Cette expression peut également être utilisée pour signifier que le soleil rend fou, le soleil produisant une chaleur harassante telle qu’elle casserait la tête, poussant la population à agir n’importe comment et ne plus être efficace.
Imbwa ya mukali taicenjela
La traduction littérale d’Imbwa ya mukali taicenjela est ‘Un chien en colère n’hésite pas’. Cela signifie qu’une personne très en colère peut perdre la tête et ne pas pouvoir se contrôler. Ainsi, en cédant à ses pulsions, elle est totalement renvoyée à son statut d’animal et cède à ses instincts violents.
L’image du chien est régulièrement utilisée pour renvoyer à l’animal sans esprit qui dormirait en chacun de nous. Être traité de chien en kinyarwanda signifie donc surtout que nous ne sommes plus un être humain, que nous obéissons à notre instinct animal et que nous sommes dès lors animés par la bêtise.
Cette expression est très souvent utilisée pour caractériser les comportements déviants qui ne sont pas facilement explicables par la raison. Elle a été très employée pour désigner les comportements durant la guerre de 1994.
Urujya kwica imbwa ruyiziba amatwi
La traduction littérale d’Urujya kwica imbwa ruyiziba amatwi est ‘La mort qui veut tuer un chien commence par le rendre sourd’.
Le silence et le langage non verbal sont d’une grande importance dans la culture rwandaise où l’usage de divers clics a une signification bien particulière et viennent ponctuer chaque conversation. De même, le silence, suivant le contexte, est porteur de sens. Comme le relèvent Rwigamba et al. (1998) et ses collaborateurs, l’importance de la dialectique parole-silence est attestée dans la communication rwandaise : on ne prend pas la parole n’importe quand pour dire n’importe quoi à n’importe qui.
Dans cette expression, le silence est souligné comme étant important. Pour être une personne respectée et être reconnu comme étant un bon locuteur, il est primordial de porter une écoute attentive. Ici, cela signifie qu’une personne qui n’écoute pas son interlocuteur est réduite à être un chien.
Uhishe mu nda imbwa ntimwiba
La traduction littérale de l’expression Uhishe mu nda imbwa ntimwiba est ‘Qui cache dans son ventre n’est pas volé par le chien’.
Toujours dans cette optique de l’importance du silence, l’interlocuteur rwandais peut pratiquer ce qui s’appelle le « cacher dans son ventre », ce qui signifie garder secret. Dans ce cas-ci, cela renvoie au silence que peut garder une personne par ruse, par prudence, afin que le chien, image de la personne malhonnête, ne vienne pas semer la zizanie dans ses projets ou dans sa vie. Les Rwandais sont réputés pour être un peuple silencieux qui met du temps à être gagné par l’amitié et la confiance.
Sula imbwa umuntu munobe tasulwa
La traduction littérale de l’expression Sula imbwa umuntu munobe tasulwa est ‘Laissons le chien être la personne que nous ne sommes pas’.
L’image du chien est à nouveau utilisée pour représenter tout ce qu’il y a de mauvais chez l’être humain. Elle est notamment utilisée pour désigner les hommes ayant commis l’adultère ou les politiciens véreux.
Dans cette expression, l’image du chien est encore utilisée pour renvoyer à cette part d’ombre que chaque être humain possède. L’idée véhiculée est qu’il vaut mieux être une bonne personne avec toutes les qualités possibles et laisser les défauts aux chiens, puisqu’ils réputés n’avoir rien de positif.
7. Les contes et autres histoires pour enfants
Un des contes les plus populaires, qui a d’ailleurs été repris dans le recueil, La flûte de Kanyamaso, contes du Rwanda (2015), à la base destinés aux enfants de la diaspora rwandaise francophone, est le conte Nyirangwe la mère Léopard et Nyakabwana le Chien.
Ce conte du pourquoi traite de la mésentente entre le léopard et le chien. Pour résumer l’histoire, une mère léopard engage une chienne afin de s’occuper de ses petits. En échange, elle chassera et lui apportera de quoi se nourrir. Au début de l’histoire, tout se passe bien et elles travaillent en parfaite harmonie. Un jour, la mère léopard revient bredouille de la chasse, la chienne ayant faim cherche des os et finit par en trouver. En les rongeant, un os s’échappe et atterrit sur la tête d’un partie des léopardeaux, ce qui les tue. Au soir, elle parvient par un subterfuge à faire croire à la mère léopard que les léopardeaux sont toujours vivants et bien portants. Pour cacher son forfait, elle décide de ronger les léopardeaux tués et de les enterrer. Malheureusement, un os s’échappe et tue le dernier léopardeau. Acculée par ses mauvais agissements, elle s’enfuit et part se cacher dans la jungle. La mère léopard part à sa recherche et la tue. C’est la raison invoquée afin d’expliquer la mauvaise entente entre les chiens et les léopards.
Si le chien a mauvaise presse au Rwanda, le léopard est en revanche considéré comme un animal noble, gracieux et intelligent. Le chien étant considéré comme un représentant des mauvaises mœurs, dans ce conte, l’opposition entre le bien et le mal est flagrante. La dichotomie des personnages renforce cet apriori que beaucoup de Rwandais ont envers le chien.
Comme dans beaucoup de pays d’Afrique, la culture et les contes traditionnels rwandais se transmettent oralement. Il est très difficile de trouver des contes rwandais mis par écrit, encore plus quand il s’agit spécifiquement de contes ayant le chien comme personnage. En revanche, il y a de nombreuses histoires pour enfants écrites actuellement portant sur le chien. En exemple, le livre Ihene, Imbwa, n’Inka (en français ‘La chèvre, le chien et la vache’ – 2024) est une histoire pour enfants traduite en diverses langues afin d’aider les jeunes Africains lors de l’apprentissage des langues étrangères. Ce récit, répandu dans toute l’Afrique, vise à expliquer aux enfants les comportements différents des animaux à la rencontre d’un véhicule sur une route – celui qui s’écartera pour le laisser passer, celui qui fuit, celui qui court derrière… La version rwandaise du conte explique le comportement de la chèvre (qui fuit le taxi parce qu’elle n’a pas payé son trajet), le chien (qui court après le taxi car le chauffeur ne lui a pas rendu la monnaie) et la vache (qui reste paisiblement sur le bord de la route, la conscience tranquille : elle a payé son trajet et reçu sa monnaie).
Au Sénégal, il co-existe plusieurs versions orales de ce conte, où figurent généralement, aux côtés d’une chèvre, un âne (fléau des routes sénégalaises) et un mouton (animal au contraire très apprécié), mais rarement un chien (les chiens locaux, assez peureux, ne s’aventurent guère sur les routes). Il faut y voir le signe que ce conte est adapté au contexte et à la culture locale, ce qui rend d’autant plus significative la présence du chien dans la version rwandaise du conte.
On peut encore citer le livre écrit par une agente touristique rwandaise, Kibuno mpa amaguru (2023). Il s’agit surtout d’un livre d’images destiné aux très jeunes lecteurs. Le chien y est caractérisé par la bêtise. Dans une des histoires, un chat errant vient le narguer car il est domestiqué par une famille de Rwandais. Finalement, le chien craque et poursuit le chat qui le pousse à casser divers objets de la maison.
Au Rwanda, il y a encore de nombreux conteurs. L’Afrique étant un continent qui véhicule encore la tradition orale, il n’est pas rare que chaque village possède son conteur. Selon le site Amateka (2024) qui est spécialisé dans la culture rwandaise, nous allons surtout retrouver la figure du chien dans les contes étiologiques ou encore les contes du pourquoi. Le conte Nyirangwe la mère Léopard et Nyakabwana le Chien évoqué plus haut est l’un des contes les plus populaires auprès de la diaspora rwandaise. Populaire car il a été mis à l’écrit et publié, c’est d’ailleurs pour cette raison que la connaissance de ce conte a dépassé les frontières.
Pourtant, de nombreux autres contes existent et mettent en action la figure du chien. Dans ces contes, on apprendra pourquoi, par exemple, le chien est au service des hommes. Une explication sera même donnée à la pratique de l’enterrement. Selon les contes, à la mort d’un nourrisson, les parents allaient le jeter dans la forêt, mais le chien le ramenait sans cesse au foyer ; ce serait pour cette raison qu’on a commencé à enterrer les morts au Rwanda.
Dans les contes traditionnels rwandais, chaque animal montre des caractéristiques qui lui sont propres. La vache sera pacifique et généreuse, le coq avisé et donjuanesque, mais le chien sera gourmand et aura un comportement bassement flatteur. Dans ces contes, une opposition dichotomique sera faite entre les chiens, les rats et les chèvres qui seront négatifs et les vaches et les moutons qui seront empreints de positif.
Au Rwanda, l’école possède très peu de moyens afin de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques novatrices. L’éducation rwandaise se construit autour des devinettes (Cos, 2005), ce qui n’est pas sans nous faire penser à la maïeutique qui est la base du raisonnement de la pédagogie socratique. Ces devinettes font partie intégrante de la culture, elles se posent en famille le soir, au coin du feu, ou à l’école le matin, avant de commencer la journée d’étude. Elles sont propices au rire et à la réflexion. Grâce à elles, les enfants apprennent la différence entre le mal et le bien, ils construisent leur vocabulaire et étoffent leurs procédés de réflexion.
Dans le recueil Devinettes rwandaises de Kofi Kalango et Thierry Mesa (2005), diverses devinettes à se raconter autour du feu ont été regroupées et sont illustrées par le biais d’aquarelles. L’une des devinettes aborde le chien en cherchant à trouver la raison pour laquelle le chien est fidèle à l’homme.
8. La représentation artistique
Art pictural et artisanat
Le chien n’est pas régulièrement représenté dans l’art pictural rwandais. On lui préférera le lion, le léopard ou d’autres animaux de la savane. Il en sera de même dans les objets d’artisanat servant à la décoration intérieure de la maison. Dans les étalages des divers marchés rwandais, aucune figurine ou ouvrage de poterie ne présente la figure du chien. En se baladant dans les divers marchés ou en allant à diverses expositions d’artistes, on a peu de chances de trouver une quelconque représentation du chien, sous quelque forme artistique que ce soit.
Les seules apparitions picturales quotidiennes du chien se font par le biais de la caricature. Régulièrement, des montages, probablement de mauvais goût, sont réalisés par des graphistes en herbe qui mettent en situation des politiciens fortement critiqués ; il peut aussi s’agir d’épouse désirant se venger de leur conjoint après de mauvaises actions.
En revanche, de nombreuses références lui seront faites lorsque l’art se sert du langage comme moyen d’expression.
Chanson moderne
De nombreuses références sont faites au chien dans les paroles de chansons en kinyarwanda. Le chien y prend en général deux figures qui sont toutes les deux négatives.
La première est une comparaison entre le chien et l’homme adultère. Quelques chansons peuvent être répertoriée comme Imbwa par Clémentine Davy et Dr Claude ou Imbwa par Ndine. Généralement, on y parle d’une personne qui trompe son partenaire, qui est comparée au chien qui n’est pas fidèle alors qu’il est censé l’être. La personne adultère est désormais porteuse de tous les maux et devient totalement infréquentable.
Une autre chanson faisant référence au chien a récemment fait grand bruit au Rwanda, il s’agit de Imbwa Zimoka (‘les chiens bougent’) de Kinabeat & Zeo Trap. Elle illustre parfaitement le deuxième sens que peut prendre la figure de chien dans la chanson, qui est celle de l’homme de rien.
Ici, l’homme devient un chien qui n’a aucun bien matériel, un être vivant qui n’est retenu à la vie que par un fil, un être mis au ban de la société. Cette chanson a une lecture politique qui montre le peuple pauvre qui décide de se mettre en marche, de se rebeller contre sa condition.
Dans cette chanson, l’auteur fait référence à l’Occident qui vole les ressources, aux patrons qui exploitent leur personnel, et finalement au mauvais traitement que subissent les Rwandais en ce qui concerne l’exploitation des ressources : ils y apparaissent traités comme des chien, pour reprendre une expression qui s’adapte particulièrement bien à cette chanson cette chanson.
Si nous nous tournons vers les chanteurs rwandais de la diaspora, il est surprenant e de relever chez les trois auteurs les plus connus des paroles de leurs chansonniers se rapportant au chien, et ce, toujours d’une manière négative.
Dans sa chanson Bienvenus chez moi, le belgo-rwandais Stromae parle du chien en ces termes :
(…) Comme moi, comme toi, comme nous,
Des hommes chiens devenus hommes loups,
Des femmes hyènes, voulant être belles, (…)
Dans ce couplet, le chanteur-compositeur utilise une image négative du chien qu’il oppose à limage du loup, ce qui est conforme à l’image du chien véhiculée dans la culture rwandaise, même s’il est bon de rappeler que Stromae n’a pas vécu au Rwanda et n’a pas connu son père, Rwandais victime du génocide (Sauphie, 2023).
Le chanteur franco-rwandais Gaël Faye a, lui, passé une partie de son enfance au Rwanda et au Burundi (Babelio, s. d.). Il a connu le début de la période du génocide et est venu en France par la suite. Artiste aux multiples talents, il est auteur et également chanteur-compositeur. Dans sa chanson Butare, Gaël Faye évoque le chien en ces termes :
(…) Un rayon de soleil, le coq, le balai qui gratte
Dehors plein de bruits qui courent, dans la cour le chien à trois pattes
Margarine et pain trempés dans du thé pour p’tit déjeuner
La maison s’éveille et mamie sert le lait (…)
Butare est une ville située au sud du Rwanda. C’est une ville provinciale qui est largement fréquentée par les gens aisés durant les week-ends car il s’agit d’un des points de départ des excursions d’observation des gorilles. Dans ce passage, Gaël Faye se remémore un souvenir d’enfance et le chien fait partie d’un paysage en toile de fond. Un chien à trois pattes, l’expression a n’est pas anodine étant donné que dans le Rwanda d’aujourd’hui la majeure partie des chiens sont errants, qui ont perdu leur maître dans le génocide, et sont exposés à des maladies ou des accidents.
Enfin, le chanteur Corneille, de son vrai nom Cornelius Nyungura, avait 17 ans au moment des massacres au Rwanda, massacres auxquels il a survécu en se cachant derrière un canapé alors que tout sa famille était décimée devant lui. Il parvient à rejoindre un couple d’amis allemands de la famille qui le prend sous son aile et en fait son fils adoptif (Babelio, s. d.). Dans sa chanson Comme un fils, il évoque le chien en ces termes :
(…) Donne moi tout même quand il reste plus rien
Rends moi sûr de toi quand rien n’est bien
Fais demain quand le présent est chien
Et j’en ferai autant (…)
Corneille a dédié cette chanson à sa famille d’accueil qui l’a traitée comme son vrai fils. Chanson poignante, il y demande à sa famille de l’aimer et de manifester cette affection d’une certaine manière. Il évoque le chien pour parler des moments compliqués de la vie, des jours sombres qui sont bons à être oubliés, ces journées durant lesquelles rien ne se passe correctement.
Chanson traditionnelle
Pour terminer, il y a lieu d’aborder les chanson traditionnelles (Nkulikiyinka 2006).
Nous avons répertorié trois chansons traditionnelles rwandaises évoquant le chien.
La première rend hommage au chien de chasse. Il s’agit d’une chanson de chasse qui se nomme Kawasira. Elle est chantée au rythme de grelots attachés aux pieds des danseurs-chanteurs, les inzogera, et elle est interprétée par un ou plusieurs chasseurs, qui évoquent les exploits de leur chien.
La seconde est un chant pastoral qui glorifie certains animaux, dans ce qui est, selon Alexis Kagame, un célèbre poète et écrivain du Rwanda, un des trois genres lyriques de l’ancien Rwanda avec la poésie pastorale de la vache et la poésie dynastique ou guerrière (Kagame, 1969).
Au Rwanda, la vache est l’animal le plus adoré, elle représente la fécondité et l’allégresse. Vient ensuite l’abeille, ce qui explique une des nombreuses manières de désigner le Rwanda : le pays du lait et du miel. En effet, l’élevage de la vache y est très pratiqué, ce qui fait que les produits laitiers y sont largement consommés sous la forme de lait, de lait caillé, de yaourt et autres préparations pouvant s’apparenter au fromage frais. Pays du lait, et pays du miel car l’apiculture est un art ancestral qui est encore pratiqué de nos jours de la même manière que jadis.
Un des chants pastoraux de la tradition rwandaise est un chant qui est dédié à ces deux animaux, mais également au chien, mais pas n’importe quel chien : un chien de chasse, à nouveau. Dans cette chanson, le berger rend hommage à son chien qui lui apporte satisfaction, défense et nourriture.
Un troisième chant traditionnel qui évoque l’image du chien est le Gukabukira. Les Rwandais pratiquaient anciennement la chasse à coure et chantaient vivement des versets rythmés afin d’exciter les chiens pour la chasse. Le Gukabukira pourrait s’apparenter à une sorte d’hymne de supporters visant à avoir de meilleurs résultats de leur équipe, une sorte de chant de ralliement sportif.
Roman
Dans la majorité des romans, le chien n’a pas meilleure figure que dans les chansons.
Les récits écrits en français par des Rwandais francophones font régulièrement référence aux chiens qui ont dévoré les cadavres durant le génocide. Le traumatisme transparait régulièrement dans ces récits de vie. Le roman Ma mère m’a tué d’Albert Nsengimanay (2019) fait régulièrement référence : l’auteur décrit ces scènes comme des visions d’horreur de son enfance qui hantent encore ses cauchemars.
Marie-Ange Rutayisire a, quant à elle, articulé toute la rédaction de son récit autour de ces scènes d’horreur dans son roman Pourquoi ai-je encore peur des chiens ? (2018). Survivante du génocide âgée de 18 ans à l’époque, elle y a perdu pratiquement toute sa famille et garde comme stigmates de ces évènements sa peur viscérale du chien. Comme chez de nombreux Rwandais, la peur de cet animal est encore très présente et constitue l’expression persistante du traumatisme subi.
Impossible également de passer sous silence le roman de Gaël Faye, Petit Pays (2017). Auteur rwandais expatrié en France en raison du génocide, il a rédigé ce récit largement autobiographique afin de livrer son vécu lors de cette période sombre de son pays natal. Lui aussi accorde une importance à la figure du chien dans son roman comme en témoigne ce passage :
Les flocons se posent délicatement à la surface des choses, recouvrent l’infini, imprègnent le monde de leur blancheur absolue jusqu’au fond de nos cœurs d’ivoire. Il n’y a plus ni paradis ni enfer. Demain, les chiens se tairont. Les volcans dormiront.
(Petit Pays, p. 224)
Ce passage autorise deux lectures. S’il est clair que Gaël Faye évoque ici les chiens qui hurlaient dans les rues après le génocide dans lequel ils avaient perdu leur maître, il est possible d’inférer que les chiens sont aussi les génocidaires qui ont été dénués de leur humanité durant cette période.
Enfin, dans son roman Notre Dame du Nil (2014), Scholastique Mukasonga évoque la présence du chien dans des passages descriptifs de la vie quotidienne. Elle parle de ces chiens aux couleurs orangées qui accompagnent les enfants sur le chemin de l’école. Dix ans plus tard, l’errance des chiens ayant perdu leur maître demeure une réalité rwandaise.
Bande dessinée
Les récits sous la forme de bandes dessinée évoquent également le chien, et eux aussi toujours de manière négative. Nombreux sont les auteurs francophones qui ont décidé de raconter le génocide rwandais tout en passant par ce support. Même si les auteurs ne sont pas rwandais, ils ont leur place ici, car ils se sont largement documentés, prenant connaissance d’interviews er de témoignages afin de transmettre de la manière la plus juste le vécu des Rwandais.
Dans Déogratias de l’auteur belge Jean-Philippe Stassen (2000), le héros de l’histoire, ou plutôt l’anti-héros, devient fou après avoir assassiné la Tutsie dont il était amoureux. Il ne se considère plus comme humain et se met à se comporter comme un chien en vivant dans un fossé, en ne se mêlant plus à ses pairs. Acteur puis témoin du génocide, il oublie son humanité, pour vivre et oublier. Cette bande dessinée s’appuie sur de nombreux témoignages. En effet, Stassen connait bien le Rwanda pour y avoir séjourné de nombreuses fois pour son travail de rédacteur au journal L’Écho des Savanes.
Conclusion
Le chien n’est toujours pas rentré dans les bonnes grâces des Rwandais. Même si une indiscutable progression est observée, il est encore régulièrement utilisé dans des expressions locales qui laissent peu de place au doute concernant l’image négative que les Rwandais en ont.
Néanmoins, dans les nouvelles productions écrites, notamment celles des enfants, nous pouvons observer que le chien peut également être envisagé comme étant un ami qui défend et sur lequel on peut compter.
Dans les productions romanesques, les auteurs abordent le sujet du chien afin d’exorciser des souvenirs traumatisants. Si cela ne contribue à redorer le blason de l’animal, l’écriture permet aussi aux auteurs d’avancer et d’apporter un témoignage réaliste du génocide.
Dans d’autres romans, le chien est surtout évoqué en toile de fond afin de décrire le paysage rwandais, qui porte encore trente ans plus tard les stigmates du génocide, le chien errant un des stigmates les plus immédiatement visibles.
Il reste à espérer que le temps faisant son ouvrage, les souvenirs de la guerre passée s’estomperont, et que cet animal finira par trouver une place conviviale au sein des foyers rwandais et de leurs cœurs.
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Cette page a été rédigée pour la revue ROMA hors série 1/2024 par Ambre Brichaux. |