L'expression du rêve en français

Bien que la filiation du français au latin ne soit pas douteuse, la réalité de la langue française est infiniment plus complexe que cette évidence généalogique : la langue française est avant tout une langue qui fait voyager, dans le temps comme dans l’espace, et le champ lexical du rêve en est une belle illustration.

Le mot songe et le mot rêve sont l’un et l’autre apparus dans la langue française au XIIe siècle, dans des textes français produits en Angleterre, à une époque où le français y était à la fois langue de cour et langue de culture. Le premier signifiait alors ‘s’abandonner à la rêverie’ et le second, ‘délirer à cause d’une maladie’.[1] Les deux mots ont coexisté sans rivaliser jusqu’au XVIIe siècle, époque où le verbe rêver a supplanté le verbe songer pour désigner le fait de rêver en dormant.

L’origine du premier est sans mystère : le mot songe est tiré d’un mot latin, somnium. En revanche, l’origine du second, rêve, demeure incertaine ; on rapproche parfois le verbe rêver de l’ancien verbe desver (qui s’est conservé dans certaines variétés du français de Belgique sous la forme endêver ‘être dépité’, ‘enrager’) en faisant de l’un et l’autre des dérivés d’un verbe latin supposé *exvadare, qui aurait été un substitut expressif du verbe latin evadere ‘sortir’.

Le cauchemar, quant à lui, apparait dans la langue française au XIVe siècle sous la forme cauquemare‘suffocation nocturne’, mais ne prend le sens moderne de ‘rêve effrayant’ qu’au XIXe siècle. Le mot résulte du croisement de la forme picarde d’un mot issu du latin calcare ‘presser’, ‘oppresser’ et d’un autre mot issu du néerlandais mare ‘fantôme qui engendre le cauchemar’.

Quant à l’expression châteaux en Espagne, qui désigne des projets déraisonnables ou des rêves irréalisables, elle fait son entrée dans la langue française au XIIIe siècle. C’est l’humaniste et juriste Étienne Pasquier qui en fournit une explication au XVIe siècle : durant le Moyen Âge, l’Espagne avait fait détruire tous ses châteaux pour éviter que les Maures, dont le pays subissait les assauts, ne puissent s’y installer. Toutefois, à côté de l’expression châteaux en Espagne coexistaient celles de châteaux en Brie ou encore châteaux en Asie, qui désignaient des lieux inaccessibles, tout simplement en raison de leurs défenses ou de leur éloignement, le sens ayant glissé du lieu inaccessible au projet irréalisable. L’histoire ne dit pas pourquoi ce sont les châteaux en Espagne qui se sont imposés à la langue. On les trouve mentionnés dans l’une des fables de La Fontaine, La laitière et le pot au lait : 

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux

(La Fontaine, Fables, Livre VII, Fable 9)


[1]  CNRTL, TLFi, s. v. songer et rêver.

Cette page a été rédigée pour ROMA·NET par Annick Englebert.
ULB multigram Label