L'expression de l'aspect en latin

1. L’aspect dans la conjugaison

En latin, la manifestation la plus évidente de l’aspect se trouve dans la conjugaison elle-même, avec l’opposition entre les temps de l’infectum (‘inachevé’) et les temps du perfectum (‘achevé’). Les temps de l’infectum sont le présent, l’imparfait et le futur, et les temps du perfectum sont le parfait, le plus-que-parfait et le futur antérieur.

Currus haerebat
‘le char s’arrêtait’ = il était en train de s’arrêter, il accomplissait l’action de s’arrêter’

Currus haesit
‘le char s’est arrêté’ = il a fini l’action de s’arrêter, il est immobile

Cette opposition aspectuelle avait déjà été remarquée par les Romains (notamment par Varron, au Ier ACN), mais n’était déjà plus très claire en latin classique, où tous les temps du perfectum étaient devenus des temps du passé et avaient perdu leur nuance aspectuelle. Ainsi, un verbe au parfait indique surtout que l’action se déroule dans le passé, sans précision par rapport à sa valeur aspectuelle.

2. L’aspect dans le lexique

Si l’aspect s’est perdu dans la conjugaison, il s’est maintenu dans le lexique, le plus souvent par l’ajout d’un préfixe ou d’un suffixe au verbe de base, qui permet d’opposer l’aspect indéterminé (l’action est vue dans un déroulement sans fin) du verbe de base à l’aspect déterminé (l’action est saisie à un moment précis de son déroulement) du verbe dérivé.

Le suffixe -sc- marque le commencement d’une action. Il n’apparaît qu’aux temps de l’infectum et disparaît au perfectum :

Viae strepitu assuesco
‘je m’habitue au vacarme de la rue’

Viae strepitu assueui
‘je suis habitué au vacarme de la rue’

Le préfixe de- marque l’achèvement d’une action. Ainsi, bello signifie ‘je fais la guerre’ mais debello signifie ‘je mets fin à la guerre’.

La plupart des verbes signifiant qu’un fait arrive ou survient sont des verbes composés, puisqu’ils portent par définition l’aspect déterminé :

In essedo vehi oraui
‘j’ai demandé à voyager en char gaulois’

in essedo vehi exoraui
‘j’ai obtenu après l’avoir demandé de voyager en char gaulois’

3. L’aspect sémantique

Certains verbes ont, par leur sens, des affinités avec aspect ou indéterminé ou déterminé. Les verbes qui expriment intrinsèquement un aspect indéterminé, vont plus tendre vers l’imparfait que vers le parfait :

Nero suae matris nauem sidere cupiebat
‘Néron souhaitait que le bateau de sa mère coule’ → il serait invraisemblable d’avoir ici cupiuit à la place cupiebat

4. L’aspect périphrastique

Le latin possède des périphrases véhiculant une nuance aspectuelle précise. C’est le cas de coepi, qui se construit avec un infinitif et marque le commencement de l’action :

Currum in Appia via ducere coepi
‘j’ai commencé à conduire mon char sur la Via Appia’

5. Et le latin vulgaire ?

Le latin vulgaire était le latin parlé dans la vie de tous les jours, durant la période qui va du IIIe-IIe ACN au VIe PCN (le latin classique). C’est de ce latin vulgaire que proviennent les langues romanes.

En latin vulgaire, la tendance était de rendre l’aspect moins abstrait. Par exemple, pour combler la lacune laissée par le parfait lorsqu’il a perdu son côté aspectuel pour endosser son sens temporel, en latin vulgaire a émergé la périphrase habeo + participe parfait passif à l’accusatif, dont est issu le passé composé du français, qui servait à exprimer l’aspect résultatif :

habes inuitatum episcopum (Grégoire de Tours - VIe PCN)
‘tu as invité l’évêque’ → il est présent

Le latin vulgaire cherche d’autant plus à marquer l’aspect de façon plus concrète que la valeur aspectuelle transmise par les préfixes se perd : les verbes simples sont abandonnés au profit des verbes composés, ces derniers prenant le sens des premiers :

LC ducere ‘conduire’ → LV conducere ‘conduire’ → FR conduire[1]


[1]LC = latin classique ; LV = latin vulgaire ; FR = français

revue roma blanc 120 Cette page a été rédigée pour ROMA·NET par Guillaume Quintin et Paolo Oliveri.
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