Dire tout et le contraire de tout en français

1. Je n'aime pas les épinards

Que dit-on quand on dit « je n'aime pas les épinards » ?
L'une des manières de comprendre cette phrase est de la comprendre comme le faisait Joseph Prudhomme (personnage caricatural du bourgeois français du XIXe siècle, qui se distingue par sa sottise) :

[1]

Indiscutablement, dans l'interprétation que Joseph Prudhomme nous donne de cette phrase, ce qui est nié est le verbe aimer, et ce verbe, nié, devient le synonyme de détester :

Je n'aime pas les épinards = ‘je déteste les épinards'

Est-ce la seule interprétation possible de cette phrase ?
Tout en conservant l'idée d'une négation qui porte sur le verbe, « je n'aime pas les épinards » peut aussi vouloir dire « j'adore les épinards », c'est-à-dire qu'au lieu de descendre dans l'échelle de valeur, on monte de quelques degrés :

Je n'aime pas les épinards = ‘j'adore les épinards'

Ainsi, avec une seule et même formule négative, on semble bien pouvoir, en français, dire tout et le contraire de tout !
Les choses ne s'arrêtent pas là. Sans toucher au moyen d'expression de la négation, c'est-à-dire en conservant la formule ne…pas encadrant le verbe (ce mode de construction de la négation est d'ailleurs une des particularités de la langue française), sans toucher d'une manière générale à la construction de cette phrase, on peut faire dire à cette phrase négative bien d'autres choses encore.
La négation peut ainsi être orientée vers l'objet du verbe : en disant « je n'aime pas les épinards », on peut en effet dire « ce ne sont pas les épinards que j'aime, ce sont les aubergines » :

Je n'aime pas les épinards = ‘les épinards ne font pas partie des choses que j'aime'

La négation peut encore être orientée vers le sujet du verbe : « je n'aime pas les épinards » peut aussi vouloir dire « il y a quelqu'un dans la famille qui aime bien les épinards, mais ce n'est pas moi, c'est mon mari » :

Je n'aime pas les épinards = ‘ce n'est pas moi qui aime les épinards'

En résumé, les phrases négatives françaises sont souvent ambigües, car une même formule négative, ne…pas, sert aussi bien pour exprimer la négation du verbe, celle de son sujet ou d'un de ses compléments.

2. Tu aimes les épinards ?

Autre caractéristique de la langue française : pour répondre à une question par l'affirmative ou par la négative, le français ne se contente pas de dire oui ou non, mais introduit dans le système un troisième élément, si.
Lorsque la question ne contient aucune négation, oui et non suffisent à produire une réponse :

– Tu aimes les épinards ? – Oui = ‘oui, je les aime'
– Tu aimes les épinards ? – Non = ‘non, je ne les aime pas'

Oui équivaut à une formulation affirmative de la réponse, non équivaut à une formulation négative de la réponse.
Les choses se compliquent un peu quand la question contient une négation : dans ce cas, non équivaut à une formulation négative de la réponse, c'est-à-dire à une confirmation de la négation contenue dans la question ; si équivaut à une formulation affirmative de la réponse, c'est-à-dire à une contestation de la négation contenue dans la question :

– Tu n'aimes pas les épinards ? – Non = ‘je ne les aime pas'
– Tu n'aimes pas les épinards ? – Si = ‘je les aime'

En revanche, l'usage de oui serait ambigu, car dans ce contexte, oui peut être interprété comme une confirmation de la négation contenue dans la question aussi bien que comme une contestation de cette négation :

– Tu n'aimes pas les épinards ? – Oui = ‘je ne les aime pas' (= je suis d'accord avec votre négation) ou = ‘je les aime' (= vous dites non, mais moi je dis oui)

De sorte qu'en français, on évitera de répondre à une question contenant une négation en disant oui.
En résumé :

Question sans négation Oui = ‘je confirme' Non = ‘je conteste'
Question contenant une négation Si = ‘je conteste' Non = ‘je confirme'

3. Et toi, tu aimes les épinards ?

Nous venons de voir qu'en français, les mots oui, si et non se substituent à une phrase entière dont ils permettent d'éviter la reformulation intégrale.
Les mêmes mots peuvent également constituer des substituts non plus à une phrase entière, mais au verbe et à l'ensemble de ses compléments, laissant intact le sujet :

– Tu aimes les épinards ? – Moi, oui = ‘oui, je les aime
– Tu aimes les épinards ? – Moi, non = ‘non, je ne les aime pas'
– Tu n'aimes pas les épinards ? – Moi, non = ‘je ne les aime pas'
– Tu n'aimes pas les épinards ? – Moi, si = ‘je les aime'

Le sujet prend alors le plus souvent la forme d'un pronom personnel, nécessairement tonique, alors que dans une phrase canonique, il a une forme atone :

Je + oui → Moi oui.
Je + non → Moi non.

Dans cette fonction de substitut du groupe verbal, oui, si et non sont souvent employés dans des situations de consultation, de prise d'avis.

– Vous aimez les épinards ? – Moi oui. – Moi non.
– Vous n'aimez pas les épinards ? – Moi si. – Moi non.

Dans la langue parlée, pas se substitue alors souvent à non :

­– Vous aimez les épinards ? – Moi oui. – Moi non.
– Vous aimez les épinards ? – Moi oui. – Moi pas.
– Vous n'aimez pas les épinards ? – Moi si. – Moi non.
– Vous n'aimez pas les épinards ? – Moi si. – Moi pas.

Dans les échanges de ce type, lorsqu'une personne donne à entendre qu'elle est du même avis que celle qui vient de prendre la parole, elle substitue aussi à oui ou non plus au simple non :

­– Vous aimez les épinards ? – Moi oui. – Moi aussi.
– Vous aimez les épinards ? – Moi non. – Moi non plus.
– Vous n'aimez pas les épinards ? – Moi si. – Moi aussi.
– Vous n'aimez pas les épinards ? – Moi non. – Moi pas.

 


[1] http://citation-celebre.leparisien.fr/citations/6575

revue roma blanc 120 Cette page a été rédigée pour ROMA·NET par Annick Englebert.
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