De la séparation théorique des langues romanes à la réalité : le cas concret de la formation du pluriel dans les parlers occitans

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La Romania désigne l’ensemble des régions du monde où l’on parle des variétés linguistiques qui sont la continuation du latin. Un faisceau d’isoglosses coupant l’Italie en deux et liant les localités de La Spezia et Rimini marque la frontière linguistique entre la zone orientale et occidentale de la Romania. Au nord et à est de cette « ligne », les variétés non standard du Nord de l’Italie se rattachent aux domaines gallo-romain et ibéro-romain, tandis qu’au sud et à l’ouest nous avons les familles linguistiques italo-romane et daco-romane.

La raison de cette démarcation se trouve dans le fait que les dialectes parlés dans la Romania occidentale possèdent des caractéristiques communes qui ne se retrouvent pas dans ceux parlés dans la Romania orientale, et inversement. L’un des aspects majeurs retenus par les linguistes pour fonder cette séparation est le système de marquage morphologique du pluriel.

Dans notre fiche, nous nous proposons d’abord de décrire les différentes manières de marquer le pluriel entre les deux macro-régions linguistiques qui configurent la Romania. À cet égard, nous nous focaliserons sur l’analyse de la formation du pluriel dans les langues espagnole et italienne.

En deuxième lieu, en nous appuyant sur deux articles, l’un de Mario Barra-Jover (2011), et l’autre de Jean Sibille (2013), nous tenterons de démontrer que cette séparation géographique entre la Romania occidentale et la Romania orientale ne saurait être considérée de manière rigide, comme le démontrent des réalités dialectales, telles les différents parlers occitans d’Italie, qui ne se laissent pas reconduire aisément au grand schéma bipartite illustré au début.

Comme point de repère pour la Romania occidentale et orientale, nous avons choisi, respectivement, l’espagnol et l’italien. D’une part, le pluriel en espagnol se caractérise par l’ajout d’un -s, voire son allomorphe -es, en position finale :

(1)   gato (chat) → gatos (chats)
       pez (poisson) → peces (poissons)

D’autre part, si le -s marqueur du pluriel peut être prononcé de plusieurs façons dans toute la Romania occidentale (notamment, [Ø], [h], [s]), il reste à l’écrit le seul moyen de noter le pluriel pour le groupe nominal (déterminant, adjectif, nom).

La marque du pluriel en italien est déterminée par l’absence d’un –s et par l’adoption d’une stratégie fondée sur l’alternance des morphèmes vocaliques en –i et –e. Pour expliquer de façon précise le modèle du pluriel en italien, nous avons repris les exemples de Sibille (2013, 1), qui distingue quatre classes nominales :

(2)   Masculin singulier –o, pluriel –i :
       gatto → gatti

       Masculin singulier –a, pluriel –i :
       autista → autisti

       Féminin singulier –a, pluriel –e :
       casa → case

       Masculin/féminin singulier –e, pluriel –i :
       (il/la) coniuge → coniugi

Si nous passons du plan synchronique au plan diachronique, l’on peut bien illustrer les différences entre les langues comme l’espagnol et l’italien, si nous partons du latin, langue matrice des variétés des deux groupes. Pour ce faire, nous allons considérer le latin MURUS, –I ‘mur’ (Reutner 2014, p. 18-19). Au fil du temps, alors que la langue espagnole a formé à partir du mot latin un pluriel muros à partir de l’accusatif pluriel latin MUROS, la langue italienne a formé son pluriel à partir des formes du pluriel du nominatif MURI.

Face à cette présentation schématique et bipartite, il existe des variétés où les faits de langue doivent être considérés de manière plus nuancée. Nous pensons, par exemple, aux variétés occitanes qui jouent, du point de vue géographique le rôle de « pont » entre l’espagnol et l’italien, puisqu’elles sont parlées dans tout le sud de la France, en Catalogne (le Val d’Aran) et également le long de la frontière nord-ouest de l’Italie. En occitan, le marquage du pluriel apparaît en effet sous des formes variées. Ainsi, le provençal utilise une voyelle pour marquer le pluriel de déterminants et adjectifs qui se trouvent placés en position pré-nominale :

(3)   Lei polidei fremas joves
       [li pulˈidi frˈemo ʣuve]
       (‘les jolies femmes jeunes’)

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Le –i vocalique final est, cependant, le résultat de l’évolution phonétique du –s et n’a pas pour origine le nominatif pluriel du latin. Comme le montre l’exemple (3), il est à noter qu’en provençal (notamment dans les variétés rhodanienne ou niçoise), le -s ne se prononce pas comme le montre l’exemple ci-dessus.

Toutefois, certains dialectes occitans semblent véritablement résister à toute tentative de réduction à l’intérieur de la classification bipartite de la Romania dont nous avons parlé plus haut. Pour illustrer ce point, nous avons repéré deux parlers occitans encore usités dans le nord de l’Italie : le premier, le parler des Ramats, fait partie des parlers de la Haute Vallée de Suse ; le second, le parler de Fenestrelle, est présent dans la Vallée du Haut-Cluson. Notre bref aperçu reprend les arguments et les exemples du travail de Jean Sibille (2013).

Le parler des Ramats a recours, pour former son pluriel, à des stratégies différentes :

  1. allongement vocalique (Sibille 2013, 5-7) :

PRATU > [prˈado] > [prˈaðo] > [prɑ] ‘pré’
PRATOS > [prˈados] > [prˈaðos] > [prˈa(ð)os] > [pras] > [praː] ‘prés’

  1. alternance de base (ou flexion interne) dans les oxytons en -al [al] (< -ALLU, -ALLE), -òl [ɔl] (< -OLLU, -OLLE), -alh [aʎ]:

chaval ‘cheval’, chavòu ‘chevaux’

  1. alternance morphématique o/e :

vacho ‘vache’, vache ‘vaches’

  1. combinaison de la stratégie à suffixe alternant avec déplacement de l’accent tonique :

andourmió [a͂durmjˈɔ] ‘endormie’, andourmie [a͂durmˈiːjɛ] ‘endormies’.

Comme nous le voyons, l’occitan des Ramats présente des caractéristiques qui semblent le rattacher à la fois au groupe occidental (par ex. stratégie 1. allongement) et au groupe oriental (surtout stratégie 3. alternance vocalique). Qui plus est, dans tous les cas, en synchronie, cette variété n’a fait jamais appel à l’ajout d’un -s comme marque du pluriel.

Quand nous regardons dans le parler de Fenestrelle, géographiquement très proche du village des Ramats, nous nous attendons à voir une formation du pluriel similaire à celle du parler de ce village et plus généralement à celle de l’italien standard. Or, le parler de Fenestrelle forme dans plusieurs cas son pluriel comme les langues de la Romania occidentale, c’est-à-dire par l’ajout d’un –s final. En effet, les mots qui se terminent par une voyelle nasale, par une consonne autre que [t], [l], [ʎ], [s], par un groupe de deux consonnes, par [el], [al] et [ɔl] prennent tous un –s au pluriel (Sibille 2013, 11) :

(4)  pan ‘pain’, pans ‘pains’
       sôp (‘sapin’), sôps (‘sapins’)
       cubert [kyˈbɛrt] ‘toit’, cubers [kybɛrs] ‘toits’
       [trupˈɛl] ‘troupeau’, [trupˈe͜au̯s]

Malgré l’apparence relativement simple du marquage du pluriel de l’espagnol et de l’italien standards, il ne faut pas perdre de vue que la ligne La Spezia-Rimini, comme d’autres faisceaux d’isoglosses traditionnellement retenus dans la classification des langues romanes, n’est pas entièrement représentative de la réalité.

Lorsqu’on considère un phénomène morphologique d’envergure comme le marquage du pluriel, la complexité que nous observons dans quelques variétés romanes non standard l’emporte sur toute tentative de classification trop schématique des langues du groupe roman. En même temps, c’est précisément la richesse de cette variété dialectale que nous permet de tester les limites des hypothèses plus générales, et en particulier de mieux saisir le rôle joué par les contraintes phonologiques et morphosyntaxiques dans la ‘construction’ du système.

Références bibliographiques

BARRA-JOVER Mario et Patrick SAUZET, « L’évolution des marques de pluriel nominal roman à la lumière de l’occitan », dans Mario BARRA JOVER et al. (dir.), Études de linguistique gallo-romane, Paris, Presses universitaires de Vincennes (Coll. « Sciences du langage »), 2011, p. 169-184 ; en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00632995
REUTNER Ursula, 2014, « Du latin aux langues romanes », dans André KLUMP, Johannes KRAMER, Aline WILLEMS (éd.), Manuel des langues romanes, Berlin-Boston, De Gruyter, p. 199-223 ; en ligne : https://www.phil.uni-passau.de/fileadmin/dokumente/fakultaeten/phil/lehrstuehle/reutner/A62_Du_latin_aux_langues_romanes_mit_Titelei.pdf
SIBILLE Jean, 2013, « Le marquage du nombre dans le parler occitan des Ramats (TO, Italie) », Zeitschrift für romanische Philologie, 129-3, pp. 629-651 ; en ligne : https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/hal-0095223

Images

Carte d’occitanie: cartographie d’Henri Giordan et André Cornille ; réalisation de Claire Levasseur pour Picto Carte (1994).
Les troubadrouresses: https://www.abc.net.au/radionational/programs/musicshow/illustration-trobairitz_1-1459439776.jpg/7695704

revue roma blanc 120 Cette page a été rédigée pour la revue ROMA 2/2021 par Anna Carpentier, Stella De Frenne, Euphrasie Larsy, Hugues Michenaud.
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