La négation de phrase en français et dans d’autres langues romanes

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La négation phrastique des langues romanes

Dans cette fiche linguistique, nous aborderons la négation phrastique dite aussi propositionnelle, ou simplement négation de phrase, en opposition avec la négation de mot. Il s’agit de la négation portant sur la phrase considérée sous deux angles. D’abord, dans une perspective comparée, nous esquisserons le système de la négation de phrase dans les différentes langues romanes. Ensuite, nous nous interrogerons sur la manière dont le français et l’occitan diffèrent de leurs langues sœurs quant aux stratégies de négation.

Dans un premier temps, nous observerons le sujet d’un point de vue diachronique. Nous partirons du modèle latin que nous comparerons avec les langues romanes actuelles. Ensuite, nous aborderons la manière dont les langues romanes forment la négation de phrase. Cela nous permettra finalement de mieux saisir les cas du français, de l’occitan et du romanche.

L’analyse de la négation effectuée par Jespersen (1917) avait pour ambition de lier l’évolution des formes de négation dans les langues indo-européennes à des contraintes sémiologiques contradictoires. D’après son étude, Jespersen établit un cycle des négations retraçant les différentes stratégies de négation de phrase développées translinguistiquement depuis l’indo-européen. À partir du négateur indo-européen ne, l’usure des langues appelle des renforcements. La négation ne a disparu en latin au profit d’un non, lui-même formé à partir d’une forme postulée *ne-oenum (Muller, 1991, 206-207). En français, le cycle se poursuit. Nous verrons ce que cela implique comme différence.

L’évolution depuis le latin

Les langues romanes continuent le latin. Par conséquent, nous allons d’abord déterminer comment la négation phrastique s’opérait en latin. Cela nous permettra d’avoir un point de vue diachronique et de comprendre en quoi la négation a connu différentes évolutions depuis cette base commune.

Le latin, afin de former sa négation assertive, emploie un élément négatif préverbal, il s’agit du non qui vient nier le verbe à l’indicatif (Mellet, 1992, p. 31).

(1)   Non dico     
       Non dis.       1SG
       Je ne dis pas.

C’est ce non qui, au fil du temps, évoluera vers ce que les langues romanes connaissent actuellement (Muller 1991, 214-217). Cependant, cette évolution ne sera pas la même pour toutes celles-ci comme nous l’avons mentionné supra.

Dans la majorité des langues romanes, la négation préverbale unique issue du non latin (Neg1) s’est maintenue (Muller, 1991, p. 212).

Le cycle de Jespersen a néanmoins touché de façon inégale les langues héritières du latin sur les plans structurel et géographique (Parry 2013, 77). Ces langues ont employé deux processus principaux pour intensifier la négation.

Le premier, minoritaire, consiste à reproduire la négation morphologique à droite du verbe. Il donne donc lieu à une négation englobante (Neg2) ou à une négation postverbale seule (Neg3) :

(2a) Portugais (Brésil)
       Não sei não.
       Neg2 sais Neg2

(2b) Portugais dialectal
       Sei não
       Sais.   1SG     Neg3
       Je ne sais pas.

Le second, majoritaire, se fonde sur l’ajout de termes, à l’origine positifs, qui constituent alors une négation postverbale également (Muller 1991, 214-216). C’est notamment le cas du français : nous y reviendrons par la suite.

Les variétés italo-romanes peuvent parfaitement illustrer ces processus. La première stratégie de négation, la négation préverbale (Neg1), se retrouve dans l’italien standard et le dialecte florentin sur lequel il est basé. La deuxième, la négation postverbale (Neg3), se retrouve dans la région centrale du Po. Enfin, la troisième stratégie (Neg2) représente l’étape intermédiaire entre Neg1 et Neg3. Elle enveloppe le verbe et se compose d’une négation préverbale et d’un renforcement (Parry 2013, 78). Notons que ces trois structures ne correspondent néanmoins pas forcément aux régions géographiques : il est possible que deux structures coexistent dans un même dialecte (Parry, 2013, p. 79) :

(3a) Italien standard
       Non dormirò
       Neg1 dormirai       
       Je ne dormirai pas.

(3b) Émilien (Modène)
       A n dorum briza.
       Neg2 dormirai Neg2
       Je ne dormirai pas.

(3c) Piémontais
       Dürmirai nen.
       Dormirai Neg3
       Je ne dormirai pas.

La négation du français : une construction en constante évolution

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Nous avons résumé plus haut les étapes du cycle de Jespersen du proto-indo-européen au latin. Considérons à présent le stade d’évolution du cycle à partir du français : non devient nen (forme de l’ancien français et normalement prévocalique), puis ne. À son tour le ne devient clitique après une période où son statut prosodique « mi-plein » est certifié par les documents datant des XIIe et XIIIe siècles.

L’ajout de renforcements positifs via des quantifieurs minimaux concurrents, parmi lesquels (par ordre d’importance) pas (< lat. PASSU(M)), mie (< lat. MICA(M) « miette »), point (< lat. PUNCTU(M)) et goutte (< lat. GUTTA(M)), est postérieur (Mosegaard Hansen, 2013, p. 54 ; Muller, 1991, p. 206). Point ne s’utilise plus aujourd’hui qu’en tant qu’archaïsme, tout comme goutte dans de rares expressions telles que n’y voir goutte. Seul pas, d’abord optionnel, devient obligatoire. On aboutit alors au français moderne standard (écrit et oral). Ensuite, le ne, passant d’obligatoire à optionnel, tend à disparaître à l’oral. Ainsi, en observant l’oral relâché d’aujourd’hui, peut-on conjecturer la disparition future du ne préverbal, ce qui bouclerait un cycle ou entamerait un nouveau cycle de négation :

(4)  Ne dico > Non dico > Jeo ne di [ancien français] > Je ne dis pas > Je dis pas (Jespersen, 1924, p. 479)

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En comparant avec d’autres dialectes romans, nous voyons en outre que la négation postverbale n’est pas exclusive au français. Ainsi, au XIXe siècle, l’occitan a perdu sa particule préverbale non (écrite <noun>), au profit d’une négation postverbale unique pas, identique à celle du français. Un des dialectes occitans, le limousin, perd lui aussi sa particule préverbale ne à cette période. Pour le romanche sursilvan, on est aussi passé d’une négation préverbale nun (parfois na) à la postverbale buca (sans qu’il n’y ait eu de cumul des négations) (Muller 1991, 212-213). Ces dialectes romans préfigurent ce qui est en train de se passer en français avec l’omission progressive du ne et, ainsi, la continuation du cycle. Le français n’est donc pas un cas aussi exceptionnel au sein des langues romanes qu’on pourrait le croire.

Ce n’est donc ni sa double négation écrite ou sa négation postverbale orale qui distingue le français des autres langues romanes. En effet, nous avons succinctement présenté ces mêmes caractéristiques dans certains dialectes romans. Il s’agirait plutôt d’un phénomène de gradation, inhérent à l’échelle avec laquelle ces caractéristiques sont ancrées et institutionnalisées.

Références bibliographiques

Jespersen O., 1924, The Philosophy of Grammar, Londres, Routledge.
Mellet S., 1992, « L’alternance ne/non en latin classique », L’Information grammaticale, 55 (1992), p. 28-32.
Mosegaard Hansen M., 2013, « Negation in the history of French », Willis D. et alii, 2013, The History of Negation in the Languages of Europe and the Mediterranean, New York, OUP Oxford, p. 51-76.
Muller C., 1991, La négation en français. Syntaxe, sémantique et éléments de comparaison avec les autres langues romanes, Genève, Droz.
Parry M., 2013, « Negation in the history of Italo-Romance », Willis D. et alii, 2013, The History of Negation in the Languages of Europe and the Mediterranean, New York, OUP Oxford, p. 77-118.

Légende des images

Oh non ! : composition AK-Grafik
René Magritte, La trahison des images, 1928-1929
Le schtroumpf grognon, d’après Peyo.

revue roma blanc 120 Cette page a été rédigée pour la revue ROMA 2/2021 par Quentin Arista, Perrine Decroës, John Devalque.
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