Les mécanismes de formation de mots chez les jeunes francophones et hispanophones

ROMA 02 LG 01Dans cette brève fiche, nous allons nous pencher sur la créativité linguistique des jeunes générations. En particulier, nous allons nous interroger sur les phénomènes de modification et de création de nouveaux mots. Pour ce faire, nous nous concentrerons principalement sur une comparaison entre phénomènes observables dans les parlers des jeunes francophones et hispanophones.

La création d’un lexique spécifique chez les jeunes s’explique par le besoin qu’ont ceux-ci de construire une identité qui se positionne en opposition à la version standardisée de la langue qu’ils connaissent, à la culture des adultes, de l’école ou à une variation « savante » de la langue. C’est également pour cette raison que le lexique des jeunes connaît un changement constant. Ainsi, les jeunes tentent d’éviter une possible appropriation de leur culture par les adultes ou les enfants, desquels ils veulent aussi se distinguer.

Il convient également de rappeler qu’il n’existe pas qu’un unique parler jeune. En effet, la création d’un nouveau lexique et autres néoformations syntaxiques dépendent d’autres critères et facteurs, notamment de la variété standard qui n’est pas forcément la même partout et qui peut subir des variations dialectales, de genre, liées à l’origine sociale ou ethnique des locuteurs et ainsi de suite.

Malgré le fait que nous ne pouvons pas identifier un seul parler jeune aux traits homogènes et clairement reconnaissables, certains phénomènes montrent une tendance transversale.

Nous allons maintenant nous intéresser aux principaux mécanismes de formation de nouveaux mots en français et en espagnol, en mettant en regard ces phénomènes lorsque c’est possible. Les mécanismes de formation de mots nouveaux utilisés par les jeunes ne sont évidemment pas de leur propre invention – il s’agit en effet de phénomènes bien connus et bien décrits dans la littérature spécialisée. Cependant, c’est dans le langage des jeunes que les phénomènes linguistiques dits productifs se déploient avec une vigueur particulière.

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Parmi l’ensemble des moyens utilisés par les jeunes pour créer de nouveaux mots, il convient de citer le phénomène de troncation (Fretel et al., 2019). Il s’agit de la création d’un « nouveau » mot (néologisme) par la suppression d’une ou plusieurs syllabes. La troncation relève donc d’un procédé d’abrègement. Qu’il s’agisse d’une aphérèse (processus consistant à retirer une ou plusieurs syllabes en début de mots), ou d’une apocope (processus inverse consistant à retirer une ou plusieurs syllabes en fin de mot), la troncation s’est d’abord appliquée à des mots jugés trop longs, tel que météorologie abrégé en météo.

Au cours du XXe siècle le phénomène s’est étendu, à tel point qu’il a même fini par être largement utilisé dans la population afin de créer un pendant plus « familier » du mot. Ainsi, on retrouve ce phénomène, issu originairement dans la langue des jeunes, de manière répandue en français, tel que pour les noms de villes :

Water pour Waterloo, Bx pour Bruxelles

(analogue d’ailleurs, pour mentionner aussi le cas de l’espagnol, de l’abréviation Barna pour Barcelona) ; encore pour des mots issus du langage plus courant :

bi pour bisexuel, ado pour adolescent

Il en va de même en espagnol puisque les exemples de mots tronqués par aphérèse ou par apocope sont nombreux dans la langue : il suffira de prendre un mot comme boli abrégeant le mot boligrafo ‘stylo’.

Les parlers jeunes utilisent des emprunts à d’autres langues, dialectes et argots pour étoffer leurs lexiques. Ils utilisent les langues et dialectes appartenant à la « low variety » de leur environnement pour insérer de nouveaux mots dans leurs parlers. Si nous nous concentrons uniquement sur les parlers jeunes de la France et de la Belgique, les langues utilisées pour ces emprunts sont l’anglais et l’arabe et les dialectes varient de région en région. En espagnol d’Espagne, quelques emprunts sont faits au caló, une langue mixte des langues romanes et du Romani parlée en Espagne, au Portugal, dans le Sud de la France, en Amérique latine :

  • Bled (français) est un mot emprunté à l’arabe qui signifie d’abord ‘la campagne’ et qui a subi un transfert de sens pour signifier ‘le village isolé’ ;
  • Le lexème mola (espagnol), très utilisé par les jeunes des années 80 et 90, vient du caló et signifie l’approbation ou l’appréciation de quelque chose.

En français comme en espagnol, les jeunes créent de nouveaux mots en y ajoutant des suffixes ou des préfixes, ce qui engendre une dérivation ou une flexion du lexème. C’est-à-dire que ces suffixes et préfixes peuvent changer un lexème sémantiquement ou syntaxiquement. Ce phénomène est plus observé en espagnol qu’en français mais il est présent dans les deux langues. Il est difficile de distinguer ces nouveaux mots des parlers jeunes de l’argot puisque ce phénomène répond à un processus de création plutôt classique :

  • Le suffixe –ard à connotation négative (français). Un exemple est le mot blédard, où le suffixe -ard ajouté au mot bled, signifie autant ‘personne qui vient du bled’ que ‘personne qui agit de façon indélicate’ (Palma 2013) ;
  • Le suffixe diminutif –ita ou –ito en espagnol a une connotation affective. Par exemple, dans le mot hermanita le suffixe –ita ajouté à hermana ‘soeur’ en fait un diminutif affectif : en français on dirait ‘petite sœur’ (Lorca-Pérez, 2001, p. 16).

Les transferts de classes et glissements de sens permettent aux locuteurs de garder la forme d’un mot en en changeant tantôt le sens, tantôt le contexte d’usage. Les parlers jeunes hispanophones et francophones utilisent des processus de transfert de classe et de glissement de sens pour former de « nouveaux » mots ou plutôt de nouvelles utilisations d’un lexème. Les parlers jeunes francophones utilisent amplement le glissement de sens tandis que les parlers jeunes hispanophones préfèrent les transferts de classe (Palma 2013, p. 98-108 et 159-160) :

  • Bail est passé, par glissement, du sens de ‘contrat de location’ au sens ‘histoire amoureuse’ ou ‘histoire conflictuelle’ ;
  • Mogollón (de l’arabe muqābil ‘compensation), est un adjectif (‘fainéant’) qui, du fait de sa signification comme substantif ‘grande quantité’, est souvent utilisé maintenant comme adverbe de quantité (transfert de classe grammaticale).

Le verlan crée de nouveaux mots en inversant la structure de lexèmes existants, le mot verlan est lui-même issu de son inversion :

ver/lan ↔ l’en/vers

Le verlan suit des règles très strictes de production en français. Le lexème d’origine doit avoir une longueur maximale de deux syllabes, mais tous les dissyllabiques ne peuvent pas être transformés en verlan. Les dissyllabiques subissent une inversion des syllabes tandis que les monosyllabiques sont modifiés par changement de place des phonèmes et parfois par un changement phonétique de la voyelle (Walter, 1984, p. 8). Par exemple, à partir du substantif femme l’on obtient en verlan meuf, où la voyelle tonique change de timbre à la suite de l’adaptation à la nouvelle séquence phonotactique.

En espagnol, l’accent tonique rend l’utilisation du verlan assez compliquée et par conséquent peu de jeunes l’utilisent. En effet, l’accent a en français une position fixe et par conséquent l’accent joue un rôle moindre dans la distinction de mots autrement homophones (et homographes). En revanche, l’accent joue un rôle majeur en espagnol car l’enlever ou le changer de place dans un mot peut produire un changement de sens. Quelques exceptions existent néanmoins. Yapla est, en effet, le verlan de playa ‘plage’ : ce terme est utilisé en Amérique Latine et démontre l’utilisation, même si elle est plus rare qu’en français, du verlan dans certains parlers jeunes hispanophones (Salvado 2021).

Avec cette brève présentation, nous espérons avoir donné une idée des mécanismes impliqués dans la création des mots des parlers jeunes. Qu’il s’agisse de troncation, d’emprunts à d’autres langues, d’ajouts de suffixes et de préfixes, de transfert de classe grammaticale, de glissement de sens ou même de verlan, nous avons pu remarquer que les jeunes, tant issus des milieux hispanophones que francophones les utilisent afin de créer leurs propres lexiques dans une volonté, généralement, de se distinguer. Il s’agit au même temps de phénomènes de formation lexicale bien connus et dont l’efficacité est prouvé par le fait que les mots produits à l’aide d’un des phénomènes ici succinctement décrits, comme la réduction dans météo < météorologie et boli < bolígrafo ne sont plus l’apanage des langues jeunes, mais ils font partie du patrimoine lexical commun, intergénérationnel.

Références bibliographiques

BARROS P., « Basta! + de 100 mujeres contra la violencia de género Muestra de una muestra de microcuentos escritos por mujeres », Nomadías, 15 (2012), p. 254.
FRETEL H., A. ODDO-BONNET, S. OURY, Faits de langue en espagnol : Méthode et pratique de l’analyse linguistique, Paris, Armand Colin, 2019.
LIOGIER E., « La variation stylistique dans le langage d’adolescents de cité », Langage et société, 128 (2009), p. 121-140.
LLORCA M. C. et S. I. PEREZ, « Procedimientos de creación léxica en el lenguaje juvenil universitario», Estudios de lingüística, Alicante, Universidad de Alicante, 2001.
PALMA S., « Le phénomène du détournement dans le langage des jeunes », Pratiques, 2013, p. 98-108 et 159-160
ROSIER L., « Écriture inclusive, j’écris ton nom », La Revue Nouvelle, 2 (2018), p. 42-50.
SALVADO N., « La raison pour laquelle le verlan n’existe pas en espagnol », Equinox Magazine, 8/2/2021, en ligne : https://www.equinoxmagazine.fr/2021/02/08/la-raison-pour-laquelle-le-verlan-nexiste-pas-en-espagnol/, consulté le 03/12/2021.
WALTER H., « L’innovation lexicale chez les jeunes », La linguistique, 20/2 (1984), p. 69-84, en ligne: http://www.jstor.org/stable/30248492, consulté le 3/12/2021.
ZIMMERMANN K., « Lenguaje juvenil, comunicacion entre jovenes y oralidad », dans T. KOTSCHI, W. OESTERREICHER et K. ZIMMERMANN, « El espanol hablado y la cultura oral en Espana e Hispanoamérica », Publicaciones del Instituto-Americano, 59 (2009),, pp. 475-514.
***, « Que significa Mola », Quesignificala, 19 octobre 2015, https://www.quesignificala.com/2015/10/mola.html, consulté le 03/12/2021.

revue roma blanc 120 Cette page a été rédigée pour la revue ROMA 2/2021 par Lucie De Kinder, Séverine Degheele, Julie Maréchal, Annie Noël.
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